Dans une tribune publiée le 22 décembre par le quotidien Le Monde, le neuro-psychologue Stanislas Dehaene affirme que les mauvais résultats des adolescents français à l’enquête PISA trouvent leur origine dans l’enseignement de la lecture au cours préparatoire. Il juge scandaleux que le ministère de l’Education nationale ne procède pas à l’évaluation des manuels scolaires et ne recommande pas aux enseignants une méthode qui aurait fait, selon lui, la preuve de son efficacité : la méthode syllabique.
Lire la tribune de Stanislas Dehaene Enseigner est une science.
Choisir, au pied du sapin, de relancer une polémique qui causa en 2006 la perte du ministre de Robien auquel il prodiguait déjà ses conseils pourrait laisser croire que notre collègue dispose des données scientifiques nouvelles propres à fonder cette préconisation. Hélas, il n’en est rien.
GRAVES DÉFAUTS MÉTHODOLOGIQUES
La première étude sur laquelle Stanislas Dehaene construit son argumentation, est celle d’une équipe de sociologues de l’Université de Versailles dirigée par Jérôme Deviau. Cette enquête révèle tout d’abord que, malgré les injonctions passées, seuls 4% des enseignants de cours préparatoire travaillant en zone d’Education prioritaire utilisent une méthode syllabique pure. Tous les autres utilisent des approches que les sociologues réunissent sans distinction sous le vocable de « mixtes » alors qu’elles combinent de manière très variable les apprentissages du déchiffrage, de l’écriture, du vocabulaire, de la compréhension de textes écrits lus par l’enseignant… Bref une vaste palette de dégradés de gris, là où on voudrait faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc.
La seconde partie de l’enquête cherche à établir la supériorité du manuel syllabique conçu et promu par l’équipe versaillaise. Malheureusement, elle présente de si graves défauts méthodologiques que ses conclusions sont invalides. Les chercheurs comparent, par exemple, les performances de quatre groupes d’une centaine d’élèves à la fin du cours préparatoire sans avoir évalué leur niveau au début de l’année. Contrairement à ce qu’exigent les normes scientifiques en psychologie et en sciences de l’éducation, ils font donc comme si toutes les classes avaient le même niveau initial alors qu’ils ne disposent d’aucune évaluation et qu’ils ne contrôlent ni l’équivalence de la composition sociale de chacune d’entre elles, ni l’expérience de leurs enseignants, ni l’âge et la scolarité maternelle de leurs élèves.
En fin d’année, pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes. Ainsi les professeurs utilisant une méthode « mixte » qui obtiennent de bons résultats et ceux qui en obtiennent de mauvais malgré leur méthode syllabique sont exclues de l’échantillon car jugés « déviants » ! Il ne reste au final que quatre classes pour fonder la supériorité du manuel versaillais sur tous les autres.
PAS DE SUPÉRIORITÉ D’UNE APPROCHE SUR LES AUTRES
La deuxième étude, en revanche, présente toutes les garanties de rigueur scientifique. Menée en 2010-2011 dans des zones d’Éducation prioritaire de la région lyonnaise par l’équipe du psychologue Édouard Gentaz, directeur de recherche au CNRS, elle compare les progrès de deux groupes de plus de 400 élèves : un groupe expérimental auquel on a proposé un enseignement cohérent avec les présupposés de Stanislas Dehaene et un groupe témoin qui bénéficie des pratiques habituelles. Son seul défaut est le résultat obtenu : aucune différence d’efficacité ne distingue les deux groupes. On ne peut donc pasconclure à la supériorité d’une approche sur les autres comme le concède Stanislas Dehaene lui-même dans son dernier ouvrage.
Une troisième étude, réalisée sous ma direction par treize équipes universitaires, est en cours dans 138 classes de cours préparatoire. Elle vise à mesurer l’impact des pratiques effectives des maîtres sur la qualité des apprentissages des élèves. Pour cela, nous avons procédé à une évaluation individuelle de 3000 élèves en septembre 2013, en prenant soin d’utiliser pour partie les mêmes épreuves que l’équipe d’Édouard Gentaz, et nous recommencerons en juin 2014.
ENTRER DANS LE DÉTAIL DES PRATIQUES CONCRÈTES
Nous ne proposons pas d’innovation dont nous chercherions à montrer la supériorité, nous nous efforçons seulement d’identifier les pratiques qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. Nous faisons l’hypothèse que celles-ci présentent des caractéristiques communes qui ne coïncident pas avec les typologies archaïques (« mixte » versus « syllabique ») et que plusieurs configurations de variables didactiques peuvent aboutir à des apprentissages similaires. En effet, si aucune étude comparative des « méthodes » de lecture n’a permis d’établir la supériorité de tel dispositif sur tel autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable « méthode », trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche.
Pour comprendre ce qui différencie véritablement les choix pédagogiques opérés par les maîtres et leur effet sur les apprentissages des élèves, il est nécessaire de substituer à cette approche en termes de « méthode » une analyse reposant sur l’examen simultané d’une pluralité d’indicateurs et de dépasser les déclarations de principes pour entrer dans le détail des pratiques concrètes. C’est pourquoi, au mois de novembre, plus de cent quarante enquêteurs ont passé une semaine entière dans les classes de cours préparatoire pour observer les pratiques des enseignants. Ils recommenceront en mars et en juin. Des dizaines de milliers d’informations ont déjà été encodées sur le site de l’Institut français de l’Éducation, plus de 1000 heures d’enregistrements vidéo réalisées.
UN ENSEIGNEMENT SYSTÉMATIQUE DE LA LECTURE DE SYLLABES
Sans aller trop vite en besogne et sans tirer des conclusions prématurées, nous pouvons dès à présent rassurer Stanislas Deheane : les 3000 élèves que nous avons observés ne passent pas « un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu’ils n’ont jamais appris à décoder. » Contrairement aux idées reçues, dans la majorité des classes, les élèves bénéficient d’un enseignement précoce et systématique des correspondances entre les lettres et les sons : la méthode syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes.
Ne serait-il pas plus sage d’attendre Noël prochain et la publication de nos conclusions avant de relancer une vaine querelle de méthodes ?
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